Nous avons eu la chance de discuter avec Joakim Brodén, leader de Sabaton, à l'occasion de la sortie de Legends, leur onzième album (chronique à retrouver juste ici).

Interview par Annaëlle MOSS
Photos par François Capdeville (2023)
Comment vas-tu ?
Très bien, merci ! Et toi ?
Je vais bien ! Je suis super contente d’être là.
Cool ! De mon côté, il est encore tôt le matin et je n’ai fait que trois interviews, donc ça va, je suis encore opérationnel !
La grosse nouvelle pour vous, à part la sortie de l’album, c’est le retour de Thobbe Englund (guitare ndlr). Comment te sens-tu par rapport à son retour dans le groupe ?
C’est top ! Nous sommes restés amis, même quand il a quitté le groupe. Sur l’album Great War, on a même écrit “Fields Of Verdun” ensemble et on a écrit ensemble le titre “Lightning at the Gates” pour cet album (Legends, ndlr). Et quand on a écrit cette chanson, on ne savait même pas qu’il reviendrait dans le groupe.
Vraiment ?
Au moins, on savait qui allait jouer le solo !

Et ça a été facile de retravailler avec lui après tout ce temps ?
Oui, il a pris 8 ans de vacances celui-là ! Non mais c’était génial de l’avoir à nouveau dans le groupe. Quand Tommy a annoncé qu’il quittait le groupe à la fin de l’année 2023, il a dit : je vous aime les gars, mais il y a tellement de choses que je veux faire, et toutes ces choses, je ne peux pas les faire avec Sabaton. Donc je suis triste pour ça, mais en même temps, je suis très content parce que je ne veux personne au sein de Sabaton qui ne veuille pas faire partie de Sabaton.
À ce stade, on ne savait pas qui allait le remplacer. On a eu plusieurs réunions, on a parlé à pas mal de gens, mais on n’arrivait pas à se faire une vraie conviction. Alors on s’est demandé qui on voulait dans le tour bus avec nous. Et le nom de Thobbe est sorti. On nous a répliqué qu’il avait démissionné, mais c’était à un moment différent de sa vie. Il venait d’avoir un enfant, il construisait une famille. Il n’en avait pas marre de son boulot, mais c’était un certain chapitre de sa vie. Et donc, c’est lui qu’on voulait dans le tour bus, donc on a décidé de lui demander à lui avant n’importe qui d’autre. Et tout ça sans savoir qu’il accepterait.
D’accord, alors c’est vous qui êtes allés vers lui, et non l’inverse ! Parlons un peu de l’album, Legends, qui parle justement de personnages légendaires tels que Jeanne d’Arc ou Jules César. Qu’est-ce qui vous inspire chez ces légendes ?
Oh, c’est très différent en fonction de qui on parle. Chez Jeanne d’Arc, je dirais que c’est la trinité du mythe, de la religion et de l’histoire. Templars a aussi cette approche un peu mystique. Et ce que je trouve fascinant, c’est qu'une de ces légendes en est probablement une grâce à la fiction, et c’est Vlad the Impaler. Je ne pense pas qu’il serait légendaire au regard des standards d’aujourd’hui, ou du moins qu’il serait aussi connu si ce n’était pas grâce au roman de Bram Stoker, Dracula, qui n’a rien à voir avec du vrai sang versé. Donc je pense que c’est une approche différente pour chaque personnage dépeint dans l’album.
Comment est-ce que vous avez décidé de construire cet album ? Est-ce que vous saviez que vous vouliez écrire des titres à propos de telle ou telle personnalité ?
On savait qu’on voulait écrire à propos des légendes, et on avait identifié quelques noms car quand tu cherches des légendes militaires, tu tombes forcément sur Jules César par exemple, donc il était en haut des priorités. Ensuite, on a fait beaucoup de recherches sur ceux qui manquaient et qui étaient moins évidents. Et certains ont rejoint l’album, et certains que l’on voulait intégrer, comme Alexandre le Grand, parce que je voulais vraiment un titre à propos de lui, et j’avais une idée qui était plutôt bonne, mais tout le reste autour de cette idée était de la merde… Donc il n’a pas survécu.
Et qui écrit les titres chez Sabaton justement ?
Tout le monde sur cet album ! Je suis l’auteur principal, je veux dire, je suis impliqué dans toutes les paroles et dans toutes les mélodies. Pour les paroles donc, c’est moi et Pär, parce qu’on est les plus fans d’Histoire. Tout le monde aime l’histoire militaire chez Sabaton, mais nous, on va un cran plus loin, donc on s’occupe des concepts et des aspects historiques.
Vous vous engagez tellement dans le fait de partager des pages de l’Histoire à votre public, est-ce que c’est ton prof d’histoire du lycée qui t’a transmis cette passion ?
Non, c’est le groupe ! Les gens pensent que nous étions des fans d’Histoire qui avons décidé de monter un groupe de metal. Mais c’est l’inverse ! On est des metalleux, et je voulais jouer du metal. Et puis, j’ai écrit les mélodies de Primo Victoria, et on s’est dit qu’on ne pouvait pas mettre des paroles qui parlent de bière ou de moto dessus. C’est une grande chanson, on devait avoir un grand sujet à mettre dessus. Et on a pensé : Débarquement en Normandie. Et c’est devenu super intéressant d’écrire des paroles dessus. Alors on s’est dit : hey, on devrait faire un album sur l’Histoire militaire. Et c’était il y a vingt ans de ça. Et à ce moment-là, c’était tellement intéressant qu’on est passés d’un intérêt “normal” pour l’Histoire à une plus grande compréhension de cette dernière et à un plus grand intérêt encore pour elle.
Sabaton partage des choses bien différentes de la majorité des artistes qui axent leurs compositions sur des sentiments personnels. Est-ce que tu as déjà eu envie d’exprimer un peu plus tes émotions dans ta musique ?
Je ne sais pas trop, je ne suis pas si secret, mais en même temps, je trouve que tout le monde a une opinion sur tout aujourd’hui, même sur des sujets qui ne les regardent pas du tout. C’est une question de choix je pense, pour nous, ça a plus de sens de chanter à propos d’histoires qui sont réelles et oubliées pour en faire de nouvelles. Si quelqu’un veut faire passer un message politique ou partager des paroles fantastiques (de la fantaisie, ndlr), c’est très bien, je n’ai aucun problème avec ça, mais ce n’est pas pour nous.

Alors, comment définirais-tu le message de Sabaton ?
Ben… On n’en a pas tellement, justement. Je veux dire, on défend la liberté d’expression et l’importance de comprendre l’Histoire à un certain niveau. Et on est des utilisateurs fréquents de la liberté d’expression. Mais sinon… Et si on était le groupe qui ne disait pas aux gens quoi faire, pour qui voter, tout ça ?
Justement, vous parlez des épisodes sombres et glorieux de l’Histoire avec le même engagement, et personnellement, je vois vraiment Sabaton comme une personnification du devoir de mémoire. Mais ce sont des sujets qui peuvent être sensibles aujourd’hui, comme tu le disais. Est-ce que vous avez déjà rencontré des difficultés parce que certains peuvent vous accuser de glorifier la violence ou la guerre ?
Tout le temps. Pour des titres différents en fonction des pays. Quand on a sorti Carolus Rex, qui est vu par beaucoup comme une figure d’extrême droite en Suède, parce que son image a été utilisée par l’extrême droite. Mais ça ne veut pas dire que cette frange de l’Histoire appartient à un parti politique. Nous avons également une chanson à propos de l’accession au pouvoir d’Hitler, ce qui est évidemment un sujet sensible en Allemagne. Mais, je veux dire, on compose à propos de l’Histoire militaire. Chacune de nos chansons va énerver quelqu’un quelque part ! On ne peut pas le prendre en compte. Et c’est là qu’est le hic, étant donné qu’on ne donne pas notre point de vue, mais qu’on raconte l’Histoire du point de vue qui nous semble être le plus intéressant, parfois c’est celui d’un homme fou, à la première personne, parfois c’est du point de vue d’un côté du combat, parfois de l’autre… Mais on ne traite pas de ça, on traite de l’Histoire. Donc si les gens ont un problème avec nous, en général ce n’est pas vraiment avec nous mais plutôt qu'ils n’aiment pas ce qu’on leur rappelle.
Je comprends tout à fait votre position, mais aujourd’hui, les groupes sont parfois interdits de festivals par exemple pour ce qu’ils défendent ou représentent. Est-ce que ça vous est déjà arrivé ?
Pas vraiment parce que ce qu’on fait peut toujours mettre les gens en colère, et on a peut-être fait des erreurs, comme tout le monde, mais généralement, ce qu’on traite, ce sont des sujets historiques factuels et prouvés, dans le mesure où ils peuvent l’être. C’est dur d’interdire des faits, et c’est très dangereux d’essayer d’ailleurs. Donc oui, il y a eu des situations où certaines forces ont tenté de nous arrêter, mais pas vraiment à propos de nous en tant que tels. En Suède, certainement, et à d’autres endroits. Mais ça ne marche pas, puisque nous ne nous positionnons pas sur ce qui est bien ou mal, mais que nous racontons l’Histoire telle qu’elle est. Il y a très peu de choses que l’on écrirait qui ne se trouveraient pas dans les livres d’Histoire.
On parle de la Suède, et justement, on voit tellement de groupes émerger de ce pays. As-tu une idée de la raison pour laquelle il est si fertile en groupe ? Est-ce qu’il y a quelque chose de spécial dans l’eau que vous buvez ?
Si tu venais ici en plein mois de décembre, en plus beaucoup de ces groupes ont commencé dans la génération qui n’avait pas de portables ou Internet, donc disons dans les années 80,90, on est en Suède en plein mois de décembre. Qu'est-ce que tu fais ? Le soleil ne se lève pas avant 10 heures, il fait noir, tu n’as pas envie d’être dehors ! Il fait -25 ou plus froid ! Après ça, tu sors pour voir le soleil pendant 4 ou 5 heures, si tu as de la chance et que tu vis dans le sud de la Suède ! Si tu vis dans le nord, le soleil ne brille pas du tout ! Alors, qu’est-ce que tu fais ? Bah tu restes chez toi, et ton seul choix est de devenir un musicien alcoolique. Désolé, j'exagère, mais tu vois l’idée !
Je vois bien ! Dans un autre registre, à côté de Sabaton, vous avez créé un festival et un magazine, Camouflage. Quelle était votre volonté derrière le fait de créer votre propre festival ? Est-ce que c’était une façon de créer le festival parfait selon Sabaton ?
Non, en fait il n’y avait pas tellement de lieux de concerts à l’époque. Ce n’était même pas le Sabaton Open Air à l’époque. Ça a commencé parce qu’on a invité des groupes qu’on aimait, qu’on ne pouvait pas voir par ici dans les festivals, et on a aussi invité des jeunes groupes du coin, parce qu’il y en a beaucoup. Et c’est devenu un genre de tradition. On n’a jamais gagné d’argent avec ça, on remboursait ce qu’il nous coûtait. Et l’idée ça n’a jamais été d’avoir le meilleur ou le plus grand festival, mais de créer le festival le plus sympa, où on inviterait des groupes de notre région, ce qui est toujours le cas d’une certaine manière, ou des groupes qui n’ont jamais joué en Suède, ou des groupes avec qui on a tourné et qu’on a aimés, ou encore des groupes dont on savait que les fans de Sabaton risqueraient fortement d’apprécier. Donc c’étaient les raisons pour lesquelles on l’a fait. Les équipes pensaient que c’était trop cher d’organiser des tournées entre la Suède et la Finlande, et que c’était fou de dépenser autant pour deux tour bus et une remorque. Alors elles nous ont dit : vous avez déjà une équipe, donc c’est certainement moins cher de louer tout un bateau ! Et c’était vrai !

Et à propos du magazine, Camouflage ?
En fait… Quand tu es sous le feu des projecteurs, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, tu fais des interviews tout le temps et tu te rends compte que les médias et la presse, surtout les grands média, c’est différent pour les média metal je dirais, se concentrent beaucoup autour de certains moments : tournées ou sorties d’album. Et il y a toujours un focus dans ces interviews, le focus c’est l’album, ou cette tournée, et du coup le scope est très limité. Et on a remarqué que nos fans aimeraient en savoir un peu plus sur ce qu’il se passe entre tout ça. Donc, d’une certaine manière, c’est notre tentative pour remplir ce vide, car certaines des interviews du magazine sont certes plus longues, mais surtout totalement en dehors du scope de ce que les media peuvent faire. Donc on a un ami, Timo, qui écrit par exemple pour le magazine, vous l’avez probablement déjà croisé sur des shows, il a écrit pour Inferno magazine et plein d’autres au fil des années. C’est un gars qu’on connait, c’est un journaliste, mais on sait que c’est un bon journaliste parce qu’on a remarqué qu’il est capable de capter des informations qu’on ne capterait pas normalement dans des environnements stressants. Donc parfois, il vient en tournée et il s’invite dans le tour bus, et c’est OK parce qu’on le connaît. Et du coup, il peut vraiment être là et parler à tout le monde, et du coup il en retire une vision totalement différente que tu n’aurais pas par exemple toi, quand tu fais des interviews de 30 minutes.
Oui, bien sûr. C’est la retranscription d’une vision plus intime de ce qu’est Sabaton. Quel est ton plus beau souvenir après 25 ans de chemin avec Sabaton ?
Bonne question ! Il y en a beaucoup ! Ces questions sont compliquées, comme quand on me demande mon moment préféré sur scène… Rien que d’y penser, j’ai une forêt de 200 souvenirs qui me viennent à l’esprit, mais je ne peux pas voir d’arbre individuellement. Mais certainement les gens que j’ai rencontrés, les voyages que j’ai faits, c’est clairement dans ce concept-là que ça se trouve. Plus spécialement, certains types de moments. J’adore jouer sur les champs de bataille à l’occasion d’anniversaire. Ça donne une autre dimension aux chansons. On a joué en septembre 2009 sur le champ de bataille de Wizna en Pologne, la bataille dont on parle dans la chanson 40:1. Tous les groupes ne font pas de choses comme celle-là. Ce n’est pas juste un concert. Il y a quelque chose en plus.
Tu t’imaginais faire des choses comme ça quand tu avais dix ans ?
J’ai toujours adoré la musique, mais je n’ai jamais pensé que je deviendrais un musicien.
Tu te voyais plutôt dans quelle branche ?
J’ai jamais eu de plan ! Au lycée, j’ai étudié l’électronique et l’informatique, la fibre optique etc… Après ça, je suis allé à l’université où je me suis plus spécialisé sur la radiodiffusion et l'ingénierie du son, bref, j’avançais plutôt dans cette branche-là, mais je pensais que j’allais plutôt devenir ingénieur du son parce que, hey, qui peut vivre du Heavy Metal ?
Peut-être qu’en Suède vous avez plus de chance !
Eh bah oui, a priori on peut le faire !
Le temps file, mais j’aimerais quand même évoquer un épisode qui restera gravé dans la mémoire collective des metalleux français, c'est-à-dire la fois où vous avez remplacé Manowar au pied levé pendant le Hellfest.
Ah ouais, ma voix a complètement vrillé ce soir-là !
Franchement, personne ne se souvient de ça ! Par contre, vous êtes devenus les sauveurs du Hellfest ce soir-là. C’est devenu historique pour le public français !
Oh, je crois que c’est devenu légendaire parce que j’ai perdu ma voix et que Tomi a fini par chanter !
Et, ça a pu être perçu comme un doigt d’honneur à Manowar, et sincèrement, ça n’a jamais été ça. Mais tu vois, Manowar n’a pas joué, parce qu’il ne pouvait pas, et Sabaton a joué alors même que le chanteur ne pouvait pas chanter, et le guitariste a chanté, et ils se sont débrouillés. C’est un peu le retour que je perçois de certaines personnes, mais on n’a jamais eu de mauvaises intentions à l’égard de Manowar.
Ce n’est pas vraiment pas comme ça que je l’ai ressenti personnellement, et je n’ai pas l’impression que ce soit la vision des personnes qui l’ont vécu. Au contraire, vous avez sauvé le show ! Comment ça s’est passé pour vous cette soirée imprévue ?
C’était marrant ! On avait rien de prévu, j’allais prendre l’avion pour rentrer, et ils nous ont demandé de rester pour jouer le lendemain. Et à ce moment-là, ma voix allait bien. Donc on était là : Oui ! Absolument qu’on va rejouer ! Pourquoi pas ! C’est fun de jouer du Heavy Metal, pourquoi est-ce qu’on ne voudrait pas le refaire ?
Génial ! Et vraiment, je ne pense pas que les gens le perçoivent négativement ici.
Tant mieux, content d’entendre ça.

Un dernier mot pour les fans qui vous attendent impatiemment en France à la fin de l’année ?
La seule chose que j’ai à dire c’est merci. On passe toujours des supers moments en France, je me rappelle encore d’un concert légendaire au Nouveau Casino à Paris il y a des siècles de ça. Nous n’avons peut-être pas la plus grosse foule de fans en France, mais pour une raison qui m’échappe, ces concerts sont toujours mémorables.
Crazy people, love it.
Merci beaucoup pour ton temps !
Merci pour l’interview !