Paris, 12 mai 2025. Le soleil couvre de ses derniers rayons l’énorme édifice de l’Accor Arena, qui accueille ce soir un concert d’amplitude nationale : les suédois du groupe GHOST. Nous sommes des centaines à nous diriger avec ferveur vers les files d’attente, où beaucoup d’entre nous ont revêtu leurs plus beaux costumes et/ou maquillages pour l’occasion: habits de prêtre et croix renversée de Papa Perpetua, peintures faciales bicolores, et même masque à tête de chèvre.

Ce soir, c’est la déconnexion totale avant de pénétrer dans les entrailles de la salle. Le personnel de sécurité nous remet des pochettes dans lesquelles il nous est demandé de glisser nos portables. Pas de vidéo, pas de photo, pas de SMS ou d’appel : rien ne doit venir perturber la messe de ce soir, et les individus manquant au règlement se feront expulser du concert.

Je le dis souvent dans mes reports, mais cette fois, c’est particulièrement vrai : je n’ai jamais vu autant de monde à l’AccorArena. La salle est absolument comble, et les regards des fans sont rivés sur la scène cachée par un rideau noir, attendant fiévreusement l’arrivée du groupe. Je ressens une grande émotion à voir tous ces fidèles assemblés, alors que résonnent les puissants accords du Miserere mei Deus de Allegri, en guise d’introduction au spectacle. Ce morceau évoque étrangement la situation de ce soir; commandé en exclusivité pour le choeur papal de la Chapelle Sixtine, interdit d’être reproduit sous peine d’excommunication, il était réservé à l’écoute attentive et exclusive des personnes sur place, comme c’est notre cas pour le concert de ce soir.

Le groupe sait se faire désirer, et la tension est à son comble quand enfin les lumières s’éteignent et que les accords de première chanson du set, Peacefield, se font entendre. Le rideau reste tendu, renforçant le mystère de la mise en scène, jusqu’à ce que le refrain résonne, et qu’enfin le groupe nous apparaisse. Les musiciens sont vêtus de noir, certains costumes sont réhaussés de broderies argentées, ou de manches en ailes de chauve-souris. Les guitaristes et bassistes portent des chapeaux hauts-de-forme qui ne sont pas sans rappeler le visuel de leur tournée Skeletour, ou encore la figure légendaire de l’iwa (esprit) vaudou Papa Legba. Papa V Perpetua, nouveau pape de l’église de Ghost (et pseudonyme du chanteur Tobias Forge), ne porte pas ses habits de cérémonie : il est tout de noir vêtu, un masque de métal sur le visage.

Avec ce premier morceau, issu de leur dernier album Skeletà qui a explosé tous les records (premier album de rock numéro 1 du Billboard 200 depuis Power Up de AC/DC en 2020), Ghost nous offre une entrée en matière savoureuse, qui met le public d’accord. Mais c’est sur Lachryma que l’enthousiasme se déchaîne, et des milliers de personnes reprennent le fameux refrain qui parle à toute personne ayant dû se remettre d’une rupture difficile : “I’m done CRYING over someone like you !”.
Le son est impeccable, la scénographie aussi. Papa V Perpetua en est bien conscient, et même derrière un masque, son charisme est magnétique. “Paris, que la fête commence !” déclare-t-il avant que les lumières ne se teintent de vert (référence à la fée verte de l’absinthe ?), et que les accords de Spirit , issu de l’album Meliora, n’envahissent l’AccorArena. Ce morceau entêtant nous colle des frissons : “Throw yourself into the vessel of possibilities…”. La guitare blanche étincelante d’une des goules scintille comme un joyau dans l’obscurité, et la batterie rythme nos mains levées. Pas une lumière de téléphone dans la salle; l’ambiance a quelque chose des années 2000.
J’ai des frissons quand le groupe se met à jouer une des chansons préférées, From the Pinnacle to the Pit, sur fond de lumière violette et de fumée. La salle chante en chœur, comme transie par le pouvoir de la musique et celui des musiciens, qui ne manquent pas d’en jouer : à la fin de la chanson, une des goules s’avance sur scène, et interagit avec le public, mesurant son enthousiasme à ses cris et la faisant taire d’un geste. Je reste impressionnée par cette capacité à pouvoir diriger toute une salle au doigt et à l'œil; il y a là quelque magie noire à l'œuvre.
Enchaînant avec Call me little sunshine, c’est un Papa Perpetua en pleine gloire régalienne, portant mitre et chasuble, qui s’élève - littéralement - dans l’espace, planant au-dessus de la scène, devant une foule ensorcelée. Une fois revenu - très concrètement - sur Terre, le chanteur prend la parole. Il nous rappelle que les temps sont durs, et que le monde, hélas, va mal : dans ce contexte, le “futur est une terre étrangère”. Mais la chanson qui s’ensuit n’est en rien pessimiste, et c’est sur une note d’espoir que la ballade se termine dans une salle baignée de lumière rose.
On n’oublierait presque que nous sommes venus voir un groupe connu pour son détournement de l’iconographie chrétienne et ses paroles aux connotations résolument satanistes. Mais l’illusion est de courte durée. Un orgue démoniaque s’élève des profondeurs de la scène, et des projecteurs rouge sang inondent la salle de lueurs inquiétantes. Ah, nous y sommes : c’est Devil Church, introduisant avec brio un Cirice très attendu. Des cris répondent aux premiers accords de la guitare, et sur scène, un drap tendu s’arrache, révélant un magnifique vitrail. Une figure diabolique rouge et ailée en orne le centre, et la figure de Adam & Ève chassés du Paradis Terrestre en illustre un des panneaux, aux côtés de divers personnages. Le temps d’une soirée, l’Arena se transforme véritablement en église dédiée à des entités ténébreuses.

Le show oscille entre les deux ambiances, alternant des morceaux plus doux comme Darkness in the Heart of My Love avec les accents plus énergiques de Satanized qui galvanise le public. Chaque chanson nous offre l’opportunité de vibrer à l’unisson sur de savoureux passages de synthé (à la Deep Purple sur Umbra), de guitare et de batterie (Ritual), le tout dans un flamboiement de néons colorés.
Sur Year Zero, la scénographie prend une autre dimension : Papa V Perpetua arrive sur scène, vêtu d’une mitre noire ornée d’un pentacle inversé, soutane noire et ceinture violette, et tout autour de lui se teinte de rouge. Invoquant le nom des cinq démons principaux de l’Enfer et de leur prince (Bélial, Behemoth, Belzébuth, Asmodée, Satan et Lucifer), l’émissaire infernal annonce l’arrivée prochaine du règne des ténèbres. Des flammes s’élèvent du sol, des feux d’artifice éclatent, “brisant” les vitraux qui se reconstituent sur He Is, dont les accords célébrissimes mettent la foule en liesse. Un lever de soleil numérique accompagne la chanson, et en lieu et place d’un démon rouge ailé, c’est désormais une figure christique auréolée, portant un costume-cravate, qui trône au centre de la scène.

Le groupe n’en finit pas de nous éblouir avec ses jeux de scène : sur Rats, un océan de lave envahit l’écran, et l’Arena gronde et tremble en hurlant “Them Rats ! A-oh-wooooh” ! Avec Kiss the Go-Goat, l’ambiance tourne au délire psychédélique, projetant des lumières dansantes arc-en-ciel. J’ai une pensée pour l’homme à la tête de chèvre croisé au début : sera-t-il recouvert de baisers ?. En tout cas, le chanteur nous en envoie à la pelle, du bout des lèvres et des doigts, et nous le lui rendons bien.
L’ambiance redevient beaucoup plus violente avec Mummy Dust, qui recouvre le public d’une pluie de confettis couleur chair et or (de la poudre de momie, sans doute ?). Tobias Forge balance ses meilleurs screams, et sur l’écran géant, une dystopie steampunk capitaliste met en scène un squelette arachnéen à tête de banquier véreux, noyé dans un océan de billets verts. Dans la fosse naissent quelques pogos; pas de doute, cette chanson est l’une des plus metal du groupe.

“Ok, vous savez que c’est bientôt la fin, vous avez des trucs à faire après ça, comme manger et boire un coup”, plaisante le chanteur. “Profitez-en pour dire à tout le monde à quel point vous vous êtes amusés. Du fond du cœur, merci pour nous accueillir avec tant de chaleur”. Il n’en faut pas plus pour que l’Arena soit envahie d’applaudissements, de hurlements, de pieds tapant sur le sol. “Calmez-vous enfin !” s’exclame Tobias, en vain; nous ne sommes pas connus pour cacher notre enthousiasme, et surtout pas quand l’ultime chanson est une des plus emblématiques : Monstrance Clock. Quel meilleure manière pour terminer ce set ultime que d’entendre clamé à l’unisson “Come together, together as one” de la bouche de milliers de personnes ?

Mais ce n’est pas fini, et nous le savons bien. Après une pause de quelques minutes, les musiciens reviennent. “Pour faire original, on ne va jouer que les pires chansons pour l’encore. Qu’est-ce que vous en dites ?”. Rires dans la salle. Le groupe nous détrompe bien évidemment en jouant ses morceaux les plus populaires, Mary on A Cross, Danse Macabre et Square Hammer.
Je n’ai de souvenirs de la fin du concert que d’une énergie électrique, la voix et le corps de milliers de personnes se levant et dansant en rythme, dans un flot de spots multicolores. C’est un grand moment de spectacle et de musique qui nous est offert, et lorsque la caméra se tourne vers le public, nous ne voyons que des visages heureux.
Je ne regrette pas du tout mon téléphone; ce sont des soirées qui se vivent absolument, sans distraction, dans l’instant présent. La foule envoie ses derniers cœurs avec les doigts et applaudissements aux musiciens, avant de rentrer chez elle. Je reste dans un état de transe léger, qui m’accompagne jusqu’à la maison; pas de doute, c’est bien une messe pop-rock-metal à laquelle je viens d’assister, et je prédis déjà que les chansons vont m’accompagner encore quelques semaines.
Texte : Blandine Marcé
Photos: François Capdeville
Setlist
Peacefield
Lachryma
Spirit
From thePinnacle to the Pit
Call MeLittle Sunshine
The FutureIs a Foreign Land
DevilChurch
Cirice
Darkness atthe Heart of My Love
Satanized
Ritual
Umbra
Year Zero
He Is
Rats
Kiss theGo-Goat
Mummy Dust
MonstranceClock
Encore:
Mary on aCross
DanceMacabre
SquareHammer